CAMPUS RESPONSABLE
Les universités prennent
leurs responsabilités
Depuis la naissance de l’EPFL, il y a 50 ans, la place et le rôle des universités ont considérablement évolué. Désormais, les hautes écoles ont pris conscience que leur mission doit s’effectuer de manière responsable tant d’un point de vue social qu’environnemental. Comment relever ce défi qui concerne toute l’institution? EPFL Magazine a cherché à comprendre l’émergence de cette responsabilité au sein des universités et quelle direction elle prend.
Par Sandy Evangelista et Anne-Muriel Brouet

Manifestation des étudiants pour le climat, Lausanne, 18 janvier 2019. © Jamani Caillet
C’est une lame de fond. De la multinationale à l’individu, la question de l’impact environnemental et sociétal d’une activité se pose dans toutes les strates de la société. Les universités, comme les autres, prennent conscience de leurs responsabilités afin de construire un avenir durable. Elles sont même acculées à agir.
Depuis de nombreuses années, voire dizaines d’années, certaines mettent en place des actions concrètes afin de limiter leur empreinte carbone, leurs déchets, de changer les habitudes, de préférer les transports écologiques et d’appliquer l’égalité des chances. Mais la route est encore longue avant d’atteindre les 17 objectifs de développement durable énoncés par les Nations unies pour 2030. Pourquoi? La problématique est si complexe qu’elle ne peut être résolue que par l’addition des forces et des savoirs.

Le doyen ad interim de la faculté ENAC Andrew Barry en sait quelque chose. Il est expert en hydrologie et a étudié l’impact de l’agriculture et des villes sur l’utilisation de l’eau, dont 70% est utilisée pour la production alimentaire mondiale et cela malgré des technologies toujours plus efficientes. «La durabilité ne se limite pas à la santé des écosystèmes, elle s’étend à tous les systèmes humains et naturels, ainsi qu’aux ressources nécessaires. Si les universités veulent jouer un rôle de premier plan dans les questions de durabilité, elles doivent, en termes de recherche, mettre l’accent sur des approches interdisciplinaires permettant de résoudre de vastes problèmes multiformes auxquels l’humanité est confrontée.» C’est un des défis que l’EPFL entend relever en cette année jubilaire avec son initiative Tech4Impact.

Le Sommet de la Terre de 1992, un détonateur
L’engagement des entreprises et des institutions dans la durabilité et la responsabilité sociale ne s’est pas fait du jour au lendemain. «Ce sont toujours des pressions venant de l’extérieur, de la société, qui induisent le changement à l’intérieur d’une entreprise ou d’une université », explique Thomas Dyllick, responsable depuis 1996 de la chaire pour la gestion de la durabilité à l’Université de Saint-Gall. «Cette prise de conscience a commencé dans les années 70 et cela s’est considérablement accéléré dans les années 90 avec le Sommet de la Terre à Rio», poursuit le spécialiste en organisation d’entreprise.
«Nous visualisions alors pour la première fois ce que devrait être le business global. Les business schools devaient répondre aux craintes de la société – à savoir: quels genres de managers formez-vous? – car le système économique était proche de l’effondrement. Entre 2005 et 2010, nous avons commencé à intégrer cette responsabilité de manière plus large.» Afin de répondre à la pression grandissante, la première démarche fut de déléguer la question à la communication, aux relations publiques et aux unités spécialisées, libérant ainsi de toute responsabilité le reste de la communauté.

Une esquisse de cadre
Au Canada, l’Université de la Colombie-Britannique (UBC) a été la première à adopter une politique de développement durable en 1997, inaugurant l’année suivante un bureau dédié. Il s’est positionné comme un chef de file en Amérique du Nord et au Canada et a été récompensé en 2011 par le système international d’accréditation STARS (système d’évaluation et de suivi du développement durable). Cette attitude avant-gardiste vient aussi d’une volonté politique forte. En fait, au début des années 2000, le gouvernement provincial a exigé que toutes les institutions du secteur public soient neutres en carbone dans leurs activités. Pour Victoria Smith, directrice exécutive par intérim du Sustainable International Campus Network (détachée de UBC), la responsabilité des universités est grande: «Nous avons 60’000 personnes sur notre campus, si nous parvenons à transmettre cette notion de durabilité à tous, notre communauté universitaire pourrait à son tour changer la culture de la société. Ce serait un grand succès pour nous.»
En 2012, les règles s’établissent, l’EQUIS, European Accreditation for Business School, fait pression sur les business schools afin qu’elles intègrent la responsabilité et la durabilité dans tous les domaines, les activités estudiantines, les facultés, l’enseignement, la recherche et la formation des cadres. Une initiative suivie quelques années plus tard par l’aaq – l’agence suisse d’accréditation et d’assurance qualité, pour favoriser la recherche et l’enseignement dans les hautes écoles – qui, en 2016, ajoute une directive de durabilité dans ses critères. Il n’est, dès lors, plus question pour une université ou une haute école de traîner la patte ou de faire la sourde oreille. La HES de Berne s’est vu, par exemple, refuser l’accréditation en 2017 et a dû revoir sa copie en matière de durabilité.
Pression de tous côtés
Parallèlement, les premiers «clients» des universités maintiennent une pression croissante. Les manifestations estudiantines se succèdent, jusqu’à la récente grève du climat qui a rassemblé au début du mois plus de 30’000 écoliers, apprentis et étudiants dans les rues de Suisse. S’ils se mobilisent autant aujourd’hui, c’est pour exiger des mesures plus ambitieuses et efficaces ainsi qu’une intégration transversale de la durabilité. Cette préoccupation portée par les plus jeunes montre l’urgence de la situation et leur détermination à faire bouger rapidement les choses.

Des pétitions voient le jour et les étudiants jouent de plus en plus un rôle actif, notamment via des associations comme la Fédération de développement durable (FDD) ou l’Union des étudiants de Suisse, l’UNES, qui bénéficie d’un siège permanent à la Conférence des hautes écoles. Les étudiants sont ainsi consultés et peuvent s’exprimer sur tous les domaines qui les concernent. Si les rectorats suisses n’ont pas encore institué un dialogue institutionnalisé avec leurs étudiants, ils reçoivent leurs doléances et les invitent parfois à leurs séances.
Enfin, la pression vient aussi de tout en haut. Dans l’optique de la stratégie énergétique 2050 qui vise, notamment, à diminuer la dépendance aux énergies fossiles, le Conseil fédéral a mis en place un Agenda 2030 et renforcé la collaboration institutionnelle en impliquant tous les acteurs de la société en Suisse et à l’étranger.
Comparaison difficile en Suisse
Cette prise de conscience s’est traduite par quasiment autant de stratégies et d’initiatives que d’établissements. Les universités du monde entier s’appuient essentiellement sur les 17 objectifs de développement durable énoncés par les Nations unies en 2015. Elles se sont aussi organisées en réseau afin de partager régulièrement leurs informations et leurs idées, comme au sein de l’International Sustainable Campus Network (ISCN) dont l’EPFL fait partie aux côtés de quelque 70 universités établies dans plus de 20 pays.

Cependant, il reste aujourd’hui difficile de comparer les universités suisses entre elles, car elles ne choisissent pas les mêmes critères, ne suivent pas les mêmes stratégies et ne s’appuient sur aucun plan commun. La France, par exemple, a réglé la question en instituant un Plan Vert des établissements supérieurs comprenant un tableau d’évaluation commun à tous les établissements du pays. «En Suisse, les informations sont tellement disparates et hétérogènes qu’il est difficile de faire un monitoring statistique de la durabilité dans les hautes écoles», précise Léo Gillard. En charge du domaine des hautes écoles au WWF Suisse, il aimerait que quelque chose d’approchant puisse se mettre en place en Suisse. «Pour pallier ce manque, nous avons créé il y a deux ans un réseau avec tous les responsables de la durabilité des universités du pays. Cela nous permet d’identifier les « best practices » et chaque université a la possibilité de partager son expérience.»
Le WWF Suisse s’est quand même essayé à évaluer le degré d’intégration du développement durable dans la stratégie globale des hautes écoles en 2017. Les deux EPF, 10 universités, ainsi que huit hautes écoles spécialisées ont été analysées. L’EPFL et l’UNIL arrivent en tête de cette première étude grâce à leurs fortes stratégies de durabilité. «Malgré la bonne position de l’UNIL et de l’EPFL en comparaison suisse, il faut comprendre que l’intégration de la durabilité par les universités n’en est qu’à ses débuts,» conclut Léo Gillard.

Une mention «très bien» est attribuée à l’Université de Lausanne, qui est la seule en Suisse à avoir nommé à sa direction un vice-recteur Durabilité et campus. C’est Benoît Frund qui mène depuis sept ans et demi des projets tentaculaires: «A l’UNIL, la politique de durabilité couvre l’ensemble des processus de l’institution, à commencer par son core business, l’enseignement et la recherche, ainsi que le lien avec la société. Mais les premiers pas de l’UNIL dans le domaine de la durabilité sont bien plus vieux. En 2007, elle lançait déjà un audit environnemental de son fonctionnement.»
L’enseignement, la dernière étape
Pionnière encore, l’Université de Lausanne vient de lancer un Centre interdisciplinaire de durabilité devant accomplir trois missions: coordonner la recherche de l’UNIL sur la durabilité, stimuler les enseignements dans ce domaine, animer le dialogue entre les chercheurs et la société civile, et transcrire la recherche en actions. Près de 120 personnes issues de toutes les facultés s’y sont déjà inscrites. Grâce à cette structure, elles abordent ensemble la durabilité et la transition écologique avec leur sensibilité propre, leur savoir, leur prisme.
«Les professeurs, souvent isolés les uns des autres, ne savent peut-être pas comment enseigner la durabilité dans leur domaine spécifique. L’idée de ce nouveau centre est de provoquer la rencontre, d’aider à comprendre les problématiques des autres et de trouver les ressources nécessaires», explique Benoît Frund.
«Lorsqu’une institution a passé toutes les étapes et se préoccupe de l’aspect de l’enseignement, je pense qu’elle arrive à la dernière étape de ce développement, conclut Thomas Dyllick. Il est important qu’une université se soucie des problèmes sociétaux. Les professeurs vont devoir développer des compétences autres que celles qu’ils ont habituellement, tant dans la recherche que dans l’enseignement. A l’avenir, nous aurons besoin de plus en plus d’interactions sociales, d’être capables de coacher des processus, de mener des discussions ouvertes et d’intégrer ces notions dans le cursus du chercheur.»

Sur le campus de l’UNIL: la moutonnière et ses moutons (d’Ouessant et les Roux du Valais) à l’Unithèque. © Fabrice Ducrest/UNIL